Ce soir-là, ils prirent un bain, puis dînèrent seuls. Crón ne les avait pas conviés à dîner au siège de l’assemblée, comme l’aurait voulu le protocole, ce qui ne surprit pas Eadulf outre mesure. En dehors du pauvre Móen, et encore, rien n’était moins certain, Fidelma ne s’était pas fait beaucoup d’amis au cours de la journée.
Une jeune fille d’une quinzaine d’années leur apporta des plateaux chargés de nourriture. Elle avait de beaux cheveux bruns, un teint pâle et semblait nerveuse. Fidelma s’efforça de la rassurer.
— Comment vous appelez-vous ?
— Grella, ma sœur. Je travaille pour Dignait.
Fidelma lui sourit.
— Vous aimez votre travail, Grella ?
La jeune fille fronça les sourcils.
— J’ai été élevée dans les cuisines du chef et c’est la tâche qui m’a été assignée, voilà tout. Je suis orpheline, ajouta-t-elle en guise d’explication.
— Vous avez dû être bien désolée d’apprendre la mort d’Eber d’Araglin, vous qui avez grandi dans sa maison.
A la surprise de Fidelma, la jeune fille secoua la tête avec véhémence.
— Non... non, mais j’ai été bien triste pour Teafa. C’était une gentille dame.
— Vous n’en diriez pas autant d’Eber ?
— Teafa s’est montrée très bonne pour moi, répliqua la petite d’un air anxieux. Lady Teafa était une bénédiction pour tout le monde.
A l’évidence, elle refusait de critiquer le chef disparu.
— Et Móen ? Vous aimez Móen ?
Grella parut interdite.
— Je n’étais pas très à l’aise quand il rôdait dans le coin. Seule Teafa pouvait le commander.
— Comment lui parlait-elle ? demanda aussitôt Fidelma.
— Elle parvenait à communiquer avec lui.
— Savez-vous comment ? intervint aussitôt Eadulf, piqué par la curiosité.
La jeune fille haussa les épaules.
— Pas vraiment. Ils se tapotaient sur les paumes des mains avec le bout des doigts.
— Vous avez assisté à ces conversations ? s’enquit Fidelma. Teafa vous a-t-elle initiée à ce langage ?
— Non, mais je les ai vus bien des fois. Peut-être que c’était juste un rituel pour calmer Móen.
La déception se peignit sur le visage de Fidelma.
Grella inclina la tête sur le côté, le regard vague. Puis un grand sourire illumina ses traits.
— Je me souviens. Elle disait que c’était Gadra qui lui avait appris l’art de pénétrer dans l’esprit de Móen.
Fidelma reprit espoir.
— Qui est Gadra ?
Grella frissonna et fit une génuflexion.
— Un croque-mitaine. On dit qu’il vole les âmes des enfants méchants. Et maintenant il faut que je retourne auprès de Dignait, sinon je vais me faire gronder.
Les deux religieux prirent leur repas dans un silence méditatif. Puis, rassemblant son courage, Eadulf se risqua à encourir le déplaisir de Fidelma en abordant un sujet qui le tourmentait depuis longtemps.
— Trouvez-vous sage, dit-il d’un air pénétré, de provoquer la colère de tous ceux que vous rencontrez ?
Fidelma releva la tête.
— Je crois percevoir une note de désapprobation dans cette remarque, dit-elle d’un ton solennel démenti par l’étincelle malicieuse qui brillait dans ses yeux.
Eadulf fit la grimace.
— Excusez-moi, mais il me semble que le tact et la discrétion vous conduiraient aux mêmes résultats.
— Donc vous estimez que je suis inutilement brutale ? soupira Fidelma qui paraissait sincèrement désolée.
Eadulf, davantage habitué à ses éclats de colère qu’à ses accès de modestie, fut troublé par cette réaction.
— Ma mère disait souvent qu’on ne défait pas un point de broderie avec une hache, grommela-t-il.
— C’est la première fois que vous me parlez de votre mère...
— Elle n’est plus de ce monde, mais j’admirais sa sagesse.
— Dont je n’ai aucune raison de douter. Cependant, quand vous vous trouvez devant une porte verrouillée, il est parfois nécessaire de recourir à une hache pour atteindre la personne qui s’est barricadée dans son orgueil. Les gens arrogants prennent souvent la courtoisie pour de la faiblesse, et même de la servilité.
— Et défoncer les portes vous permet vraiment de découvrir la vérité ?
— Disons que cela m’en rapproche, mais je vous concède que cela ne me permet pas d’y accéder.
— Parfait, et dans le cas qui nous préoccupe, quelle stratégie avez-vous élaborée ?
— Dès que nous aurons terminé ce repas, je voudrais voir Dubán. Peut-être découvrirons-nous que ce croque-mitaine existe vraiment. Et si le dénommé Gadra est en mesure de m’apprendre par quel moyen Teafa communiquait avec Móen, alors nous aurons fait un grand pas en direction de la lumière. Imaginez que Móen nous raconte ce qu’il sait !
Eadulf parut sceptique.
— Un père fouettard qui vole les âmes des enfants... cela ressemble fort à un conte de fées.
— Les contes de fées recèlent toujours une part de vérité.
— En somme, si Gadra existe, s’il a vraiment appris à Teafa un code secret, et en admettant qu’un tel mode de communication ait jamais été conçu, car il suppose un esprit prisonnier de cette créature sourde, muette et aveugle... vous aurez bien avancé dans vos investigations. N’êtes-vous pas un peu présomptueuse ? Sans compter que vous vous êtes persuadée de l’innocence de Móen, ce qui reste à prouver !
Fidelma, qui avait fini de manger, se balança sur sa chaise.
— J’avoue que je ne le crois pas coupable. Une intuition que rien ne vient étayer me prévient en sa faveur, or quand un sixième sens me détourne d’une logique apparemment sans faille, je suis mon pressentiment.
— Les illusions les plus dangereuses ne sont-elles pas le fruit de notre imagination ?
— Vous pensez que je me trompe ?
— Ma logique personnelle suggère qu’au bout du compte, ce qui s’apparente à la cécité se révèle souvent être de l’aveuglement.
Fidelma pouffa de rire et posa la main sur le bras de son compagnon.
— Vous êtes la voix de ma conscience et savez comme personne tempérer mes excès d’enthousiasme. Et maintenant, je vais me renseigner sur Gadra le sorcier. Attendez-moi là.
Eadulf poussa un soupir résigné.
Crítán, qui montait la garde devant les étables, informa Fidelma que Dubán avait quitté le rath.
— Où donc est-il parti ?
— Il a rejoint les hauts pâturages avec des guerriers.
— Pourquoi cette chevauchée alors que la nuit descend ?
Crítán afficha un air maussade.
— Ne craignez rien, ma sœur, il y a suffisamment d’hommes pour garder le rath.
— Vous n’avez pas répondu à ma question.
— Une ferme isolée, de l’autre côté des montagnes, aurait été attaquée par des voleurs de bétail.
Aussitôt, Fidelma dressa l’oreille.
— Connaît-on les coupables ?
— Non, mais il s’agit sans doute des bandits qui ont fait une incursion dans la vallée il y a quelques semaines. Je voulais accompagner Dubán mais on m’a ordonné de rester ici pour veiller sur Móen. C’est pas juste.
Il ressemblait davantage à un enfant boudeur qu’à un adulte.
— Un guerrier, dit Fidelma en pesant ses mots, n’est jamais entravé par un devoir qu’il a librement accepté.
Crítán fit la moue.
— Je ne comprends pas.
— Justement.
Puis elle s’empressa de changer de sujet.
— Dites-moi, Crítán, le nom de Gadra vous rappelle-t-il quelque chose ?
Le garçon haussa les épaules.
— On se sert de lui pour faire peur aux enfants, on raconte qu’il est un croque-mitaine qui vole les âmes.
— Il existe vraiment ?
— Moi, je ne crois pas aux croque-mitaines mais une fois, j’ai interrogé Dubán à son propos.
— Qu’a-t-il répondu ?
— Eh bien, dans sa jeunesse, Gadra était un ermite qui s’était retiré dans les montagnes parce qu’il refusait la vraie foi.
— Il vit toujours ?
— Ça se passait il y a très longtemps. Il avait trouvé refuge dans une petite vallée, là-haut dans la forêt, mais je ne sais pas où exactement. Il faudra demander à Dubán.
Fidelma remercia le jeune homme et retourna à l’hôtellerie où l’attendait Eadulf.
— Et maintenant ? s’enquit celui-ci quand elle l’eut informé du résultat de ses investigations.
— Nous verrons ça demain.
À minuit passé, alors qu’Eadulf dormait à poings fermés dans l’alcôve près de la sienne, Fidelma entendit du bruit. Elle se leva, s’enveloppa dans son manteau et s’avança pieds nus vers la fenêtre.
Un homme descendait de cheval près du portail. A la lumière des torches, elle reconnut Menma, le chef des troupeaux. Elle s’apprêtait à retourner dans son lit quand une ombre se détacha pour venir accueillir le rouquin.
C’était le père Gormán, qui semblait très agité. Il parlait d’une voix irritée mais elle ne comprenait pas ce qu’il disait.
Menma lui répondit avec véhémence.
Le père Gormán fit un geste en direction de l’hôtellerie et Fidelma comprit qu’avec Eadulf, ils étaient au centre de la conversation. Oui, mais pour quelle raison ?
Menma tira sur les rênes de son cheval tandis que le père Gormán, les mains sur les hanches, le regardait s’éloigner en direction des écuries. Puis le prêtre rejoignit sa chapelle à grandes enjambées.
Songeuse, Fidelma retourna se coucher.
Quand elle rejoignit Eadulf pour le petit déjeuner servi par Grella, le soleil brillait par la fenêtre, réchauffant la pièce. Eadulf attendit que Fidelma ait fini de rompre son jeûne de la nuit puis lui demanda :
— Croyez-vous que Dubán soit rentré ?
— Je vais de ce pas l’interroger sur l’ermite et, pendant ce temps-là, je vous charge d’aller bavarder avec les habitants du rath pour tenter d’en tirer quelque information.
En passant devant le siège de l’assemblée, elle entendit des éclats de rire. Aussitôt, elle s’abrita dans un recoin et dirigea ses regards vers les bâtiments d’où provenaient les bruits. Un robuste cavalier de haute taille et aux habits couverts de poussière venait de sauter de son cheval. Fidelma reconnut aussitôt Muadnat, le fermier qui s’était présenté devant la cour qu’elle présidait à Lios Mhór. Et quand elle identifia la personne qui l’étreignait avec force et lui rendait ses baisers avec la passion d’une jeune fille, la respiration lui manqua. Cette grande femme au teint clair vêtue d’un manteau bicolore n’était autre que Cranat.
Quand elle s’écarta de son amant, Fidelma se rencogna dans l’ombre. Pour un homme venant de perdre sept cumals de terre, Muadnat semblait d’excellente humeur et son comportement avec la veuve du chef trahissait une intimité qui ne datait pas de la veille. Quand Muadnat éclata à nouveau d’un rire tonitruant, Cranat plaça un doigt sur ses lèvres et jeta un coup d’œil alarmé autour d’elle, puis, après que Muadnat eut attaché son cheval à une barrière, elle l’entraîna à l’intérieur de la maison juste derrière eux.
Fidelma poursuivit alors son chemin jusqu’aux portes du siège de l’assemblée qui étaient grandes ouvertes. Elle s’apprêtait à annoncer sa présence quand elle perçut des voix qui résonnaient à l’intérieur. En reconnaissant celle de Dubán, elle s’immobilisa.
— Je pense que vous devriez vous montrer plus aimable et lui témoigner davantage de respect, disait-il d’un ton grondeur. Du moins, je vous en prie, ne provoquez pas son inimitié.
— Quelle importance ? Elle ne va pas s’éterniser ici. Et il me semble qu’elle outrepasse les instructions qui lui ont été données.
Dubán s’entretenait avec Crón dans une pièce latérale dont la porte était entrouverte. Fidelma s’avança sur la pointe des pieds.
— La sœur de Colgú est une femme intelligente et rien n’échappe à ses yeux verts.
— Ah ! Vous avez remarqué la couleur de ses yeux ? répondit Crón d’une voix maussade.
Fidelma fronça les sourcils en reconnaissant l’accent indéniable de la jalousie.
Dubán éclata de rire.
— Avec ce genre de personne, mieux vaut ne pas essayer de jouer au plus fin, mon cœur.
Fidelma cligna des paupières en entendant le mot tendre prononcé avec désinvolture.
— Elle ne croit tout de même pas que Móen est innocent ? dit Crón d’un ton plus conciliant.
— Elle a des doutes. Le père Gormán est persuadé qu’elle fera tout pour le disculper. Il était passablement bouleversé quand elle l’a quitté, hier au soir.
— Je pensais que cette affaire serait vite résolue. Quel besoin avait ma mère d’envoyer chercher un brehon ?
— Rien n’est jamais simple, ma jolie. Et si ses soupçons se détournent de Móen, alors elle cherchera ailleurs. Voilà pourquoi je vous conseille vivement de vous en faire une amie.
Crón poussa un profond soupir.
— Vous craignez qu’elle n’apprenne à quel point je haïssais mon père ?
— Elle finira bien par découvrir que tout le monde le détestait. Quoi qu’il en soit, il faut que vous traitiez avec cet imbécile de Muadnat. Quand je pense qu’il a choisi ce moment précis pour venir nous embêter au rath. Ne pouvez-vous renvoyer ce procès à la semaine prochaine, quand tout sera terminé ?
— Mais mon ami, son manque de tact et de sensibilité l’empêchera d’accéder à ma requête et cela risque de nous causer des problèmes. Non, il faut que je règle cette affaire dans les plus brefs délais. Qu’il se présente ici à midi, transmettez-lui ma décision.
— Très bien mais je vous en prie, montrez-vous plus aimable avec la sœur.
— J’essaierai et maintenant partez, du travail nous attend.
Sans faire plus de bruit qu’une souris, Fidelma revint sur ses pas et frappa à la porte du siège de l’assemblée avec le maillet avant de pénétrer à l’intérieur. Quand Crón sortit de la pièce latérale, elle était seule et accueillit Fidelma avec urïe civilité distante.
— Je cherche Dubán, déclara Fidelma.
— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il pourrait être ici ? demanda la tanist sur la défensive.
— C’est un endroit comme un autre pour y rechercher le commandant de vos gardes, non ? lança Fidelma d’un air innocent.
Consciente de sa maladresse, Crón se força à sourire.
— Il est rentré tard cette nuit et je suppose qu’il dort encore.
Elle mentait avec une aisance déconcertante.
— Si je le vois, je lui dirai que vous désirez vous entretenir avec lui et maintenant excusez-moi, je dois me préparer.
Fidelma n’était pas du genre à se laisser congédier aussi facilement.
— Vous préparer pour quoi ?
— Même si ma mère estime que mes connaissances juridiques sont insuffisantes, je suis autorisée à expédier les affaires courantes, comme vous ne l’ignorez pas.
— De quel type de différend s’agit-il ?
— Rien qui vous concerne, répliqua Crón.
Puis elle se reprit.
— Excusez-moi, il s’agit de dommages causés par des animaux domestiques. Le requérant, qui est Curieux, exige des compensations et une sentence immédiate.
Il arrivait assez régulièrement que des bêtes détruisent des clôtures ou ravagent des récoltes. Les fermiers dont les propriétés se touchaient avaient souvent recours aux « gages par anticipation », ou tair-gille, pour couvrir les dégâts potentiels causés par les animaux.
Ce système de gages servait à s’assurer que les obligations légales seraient remplies. En tant que juge, Fidelma devait confier au brehon en chef du district un dépôt de cinq onces d’argent dans l’éventualité où son arbitrage serait contesté. Et si le brehon estimait sa sentence mal fondée, elle était alors contrainte de dédommager ceux qu’elle avait lésés. Le plaignant disposait d’un certain laps de temps pour se manifester et si le brehon principal estimait sa réclamation recevable, le dépôt du premier juge était confisqué. Un juge qui aurait refusé de donner les cinq onces d’argent se serait vu interdire l’exercice de sa profession sur le territoire des cinq royaumes.
En ce qui concernait le litige que Crón devait arbitrer, il ne présentait pas de difficultés particulières et Fidelma s’apprêtait à prendre congé quand une brusque intuition l’arrêta.
— Le requérant ne s’appelle-t-il pas Muadnat ?
Crón la regarda avec de grands yeux.
— Seriez-vous dotée de prescience, ma sœur ? Que savez-vous de Muadnat ?
À l’évidence, Crón ignorait que Fidelma avait siégé en tant que brehon à Lios Mhór. Cela expliquait que Muadnat se soit présenté au rath du chef.
— Saviez-vous qu’Archú, le cousin de Muadnat, lui avait intenté un procès ?
Crón fronça les sourcils, puis hocha la tête.
— Maintenant je me rappelle. On m’a rapporté que Muadnat avait été convoqué devant un brehon à Lios Mhór. Il aurait perdu une ferme qu’il avait indûment occupée.
— J’étais ce juge. Et c’est au cours de mon séjour à Lios Mhór que mon frère m’a envoyé un messager me demandant de me rendre ici.
La jeune femme semblait maintenant très intéressée.
— Qui est l’autre partie ? poursuivit Fidelma.
— Justement, Archú.
— Ah ! Pourriez-vous m’exposer brièvement sur quoi repose le conflit ?
Crón faillit refuser, puis changea d’avis.
— Cette fois-ci, c’est Muadnat qui réclame contre Archú, répondit-elle, sur la défensive.
— De quoi s’agit-il exactement ?
— Eh bien, depuis qu’Archú a récupéré sa ferme du Black Marsh, il est devenu le voisin de Muadnat dont les terres jouxtent les siennes. Muadnat affirme qu’Archú, par négligence ou par malice, a laissé ses cochons franchir les clôtures la nuit. Ils auraient causé des dommages à la propriété de Muadnat sans compter que les animaux auraient déféqué dans sa cour.
Fidelma réfléchit.
— En d’autres termes, si Muadnat dit la vérité, il sera en mesure d’exiger d’importantes compensations.
— Il le clame haut et fort.
— Donc il a déjà consulté les textes de loi ?
— Qu’entendez-vous par là ? lança la jeune tanist d’un ton sec.
— Qu’il est très prévoyant. Quand des animaux causent des dommages, la personne lésée peut effectivement se retourner contre leur propriétaire ; si ces déprédations se sont produites la nuit, cela double le montant de l’amende et si les animaux ont déféqué, elle s’en trouve encore augmentée. En d’autres termes, Archú devra payer des compensations très élevées.
Crón tomba d’accord avec elle.
— Sans doute la moitié ou plus de la valeur de sa propriété. Il perdra probablement sa ferme, à moins qu’il ne possède suffisamment de bétail.
— Et nous savons toutes deux qu’il est pauvre. Les visées de Muadnat sont évidentes.
— Mais il n’en demeure pas moins que la loi est la loi.
Fidelma retourna un instant le problème dans sa tête.
— Écoutez, en tant que chef élu, c’est votre prérogative de rendre seule la justice en l’absence d’un brehon.
— J’en suis tout à fait consciente, répliqua Crón d’un air soupçonneux.
— Surtout ne vous offensez pas, mais quel est votre niveau d’instruction ?
— Pendant trois ans, à Lios Mhór, j’ai étudié le Bretha Comaithchesa, le droit du voisinage, qui se révèle indispensable dans une communauté comme la nôtre. Mais je n’ai pas dépassé le niveau de Freisneidhed.
Cela correspondait à la qualification de la plupart des chefs des cinq royaumes, qui devaient obligatoirement passer par un collège car ils étaient confrontés à de multiples tâches dans le cadre de leurs fonctions. Devant l’hostilité à peine voilée de Crón, Fidelma décida d’utiliser la voie diplomatique comme Eadulf le lui avait conseillé, car ses relations avec la jeune femme demeuraient épineuses.
— Cela vous dérangerait-il que je siège à vos côtés pour vous servir de conseiller ?
Crón s’empourpra.
— Vous oubliez que pendant des années j’ai appris de mon père à rendre la justice en assistant à toutes les audiences.
— Loin de moi l’idée de mettre vos capacités en doute, Crón. Mais j’ai le sentiment que cette affaire va plus loin qu’un simple problème de clôture. Rappelez-vous que j’ai déjà vu Muadnat à l’œuvre quand il a essayé une première fois de déposséder Archú.
— Ne craignez-vous pas, dans ce cas, de manquer d’impartialité ? répliqua Crón d’un ton provocant.
— C’est possible et voilà pourquoi je vous suggère de mener les débats et de prononcer le jugement, tandis que je resterai à vos côtés pour préciser certains points qui pourraient vous échapper. Mon avis restera purement théorique.
Crón hésita un instant.
— Vous vous engagez à ne pas interférer avec ma conduite des débats ?
— Vous êtes l’élue des Araglin.
Crón savait pertinemment qu’en tant qu’anruth, Fidelma était en droit d’exiger de prendre sa place. Dans un lieu qui n’en comptait point, un brehon de haut rang pouvait automatiquement se substituer à un petit chef. Crón estima donc que Fidelma ne cherchait pas à remettre en cause son autorité.
— Quelles failles entrevoyez-vous dans l’allégation de Muadnat ?
— Je l’ignore, mais Muadnat était hors de lui quand le jugement a été prononcé à ses dépens.
— Vous croyez donc qu’il a forgé cette accusation de toutes pièces ?
— Je ne veux pas vous influencer, protesta aussitôt Fidelma. Je me contenterai d’énoncer les lois pendant que vous évaluerez la gravité des faits. Et je vous promets de ne jamais sortir de mon rôle.
— Alors je suis d’accord, dit Crón avec un grand sourire.
C’était sa première manifestation d’amitié à l’égard de Fidelma.
— À quelle heure Muadnat doit-il se présenter devant vous ?
— À midi.
— J’ai tout juste le temps d’aller prévenir Eadulf.
— Je le trouve assez intéressant, votre Saxon, fit observer Crón d’un air entendu.
— Eadulf n’appartient ni à moi ni à personne, répliqua vertement Fidelma.
— Vous paraissez cependant assez proches. J’espère que ce beau moine ne souscrit pas aux convictions du père Gormán qui adjure les serviteurs de Dieu, hommes et femmes, de demeurer dans le célibat.
Pour son plus grand déplaisir, Fidelma se sentit rougir.
Elle venait de réaliser que si elle avait débattu de tous les aspects des enseignements de Rome avec Eadulf, elle n’avait jamais abordé le problème du célibat et lui non plus. Or même si Rome n’avait pas pris de position définitive sur le sujet, un nombre croissant de membres du clergé considérait que les religieux ne devaient ni cohabiter ni se marier. Mais, selon Fidelma, une idée tellement contraire à la nature humaine ne pourrait jamais prévaloir.
Elle croisa le regard de Crón qui l’observait d’un air amusé et releva le menton.
— Mon amitié avec frère Eadulf remonte à notre rencontre au synode de Witebia, en Northumbrie. N’y voyez rien d’autre.
Crón ne se laissa pas impressionner par son assurance.
— C’est vraiment merveilleux d’avoir un tel ami.
— A ce propos, rétorqua Fidelma d’un air innocent, il faut que je m’entretienne avec Dubán.
— Pour quel motif urgent ?
— Avez-vous entendu parler de Gadra ?
Crón parut surprise.
— Bien sûr. Je l’ai connu pendant mon enfance mais je m’en souviens à peine. Il a vécu pendant quelque temps chez Teafa et puis il est reparti. C’est un ermite que de nos jours on présente comme un croque-mitaine. Comme il a disparu dans les montagnes, les adultes se servent de lui pour effrayer les enfants désobéissants.
— S avez-vous où je pourrais le trouver ?
Crón secoua la tête.
— Je ne suis même pas certaine qu’il soit encore en vie mais, en imaginant qu’il ait survécu, vous aurez du mal à le débusquer. Il a refusé de se soumettre à la nouvelle foi et a fait alliance avec le diable.
— Comment cela ?
Crón hocha la tête avec un sérieux confondant.
— Il a refusé d’abjurer la foi de nos ancêtres païens, et on prétend qu’il s’est retiré dans les montagnes lointaines.
A cet instant, Fidelma se retourna pour voir Dubán qui s’avançait dans la salle.
Le guerrier dans la force de l’âge feignit la surprise en présence des deux jeunes femmes, puis il leva la main pour saluer sa tanist. Son aisance dans le mensonge persuada Fidelma qu’elle devait se méfier de lui.
— Il semblerait que votre expédition n’ait pas été couronnée de succès, Dubán, lança Crón d’un ton sévère, comme si elle n’avait pas vu le guerrier de la matinée.
L’autre fit une grimace contrite.
— Ce n’est pourtant pas faute d’avoir cherché car nous avons parcouru des miles et des miles. Deux vaches ont été volées à la ferme de Díoma et ces bandits nous ont menés jusqu’à la lisière du Black Marsh. Ensuite, leurs traces se perdaient dans la forêt et ils nous ont échappé.
Crón parut très contrariée.
— Je n’ai pas souvenir que des brigands aient pu en toute impunité se livrer au vol de bétail dans notre vallée. Notre honneur est en jeu...
— Je m’en occuperai dès que j’aurai rassemblé une nouvelle troupe de guerriers, grommela Dubán.
— En attendant, nous avons cette audience à affronter et sœur Fidelma m’a proposé de siéger avec moi. J’ai accepté. Je lui ai également promis que vous l’aideriez à recueillir des informations sur Gadra.
Crón quitta la salle, laissant derrière elle un Dubán perplexe.
— Qu’est-ce qu’elle entend par là ? dit-il d’un air embarrassé. En quoi Gadra...
— Il paraît que vous connaissiez ce vieillard.
— Oui, mais il est mort.
Fidelma sentit le découragement la gagner.
— Vous en êtes sûr ?
Dubán se frotta le menton.
— Eh bien, mon chemin n’a pas croisé le sien depuis que j’ai quitté Araglin, et cela remonte à très longtemps.
Fidelma reprit espoir.
— Crón dit qu’autrefois, il a séjourné avec Teafa au rath. Où croyez-vous qu’on puisse le trouver ?
— Dans les montagnes, au sud, où il vivait dans une petite vallée.
— J’aimerais que vous m’y conduisiez, avec frère Eadulf.
Dubán parut déconcerté.
— Je crains que ce voyage ne soit inutile. Et puis il faut bien une bonne journée pour s’y rendre.
— Je m’en accommoderai.
— Vous oubliez mes obligations.
— Crón ne voyait pas d’objection à ce que vous nous conduisiez là-bas, insista Fidelma qui n’hésita pas à déformer un peu la vérité.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez à cet ermite. Que sait-il donc qui pourrait faire avancer vos investigations ?
— Cela me regarde.
Dubán finit par accepter à contrecœur la mission qui lui était proposée.
— Quand partons-nous ? demanda-t-il.
— En début d’après-midi, dès que nous en aurons terminé avec ce procès.
Dubán tira sur sa barbe d’un air pensif.
— Donc il nous faudra dormir en route.
— Ne craignez rien, je suis une voyageuse aguerrie.
Dubán ouvrit alors les bras en un geste résigné.
— Très bien. Mais nous devrons respecter la retraite de Gadra et, dans l’éventualité où il serait toujours de ce monde, nous ne partirons qu’à trois pour ne pas le déranger.
Fidelma le rassura et sortit à son tour du siège de l’assemblée.
Dehors, elle tomba sur la fiancée d’Archú, Scoth, dont le visage s’illumina à la vue de la religieuse.
— Oh, ma sœur, s’écria-t-elle en lui prenant les mains, j’ai prié pour que vous ne soyez pas repartie ! Nous avons grand besoin de votre aide.
— Je sais. Où est Archú ?
— Il est en quête d’un logement pour la nuit, dit Scoth, au bord des larmes.
Fidelma la prit par le bras et la conduisit à l’hôtellerie des invités.
La jeune fille lui adressa un sourire douloureux.
— Muadnat est comme un corbeau charognard survolant un champ de bataille. Il attend le bon moment pour fondre sur ses proies et nous n’avons que vous pour nous défendre.
— Détendez-vous, je suis là.
— Il est si pressé de reprendre la ferme qu’il n’a même pas envisagé votre présence au rath. Je remercie Dieu que vous présidiez la cour.
Fidelma secoua la tête.
— Ce n’est pas mon jugement qu’il devra affronter mais celui de Crón, votre tanist et chef élu.
Scoth pâlit.
— Vous ne pouvez pas abandonner Archú, gémit-elle. Crón soutient les siens !
— Je ne vous abandonne pas, Scoth. Dois-je déduire de vos discours que Muadnat a inventé cette accusation de dommages causés par des animaux domestiques ?
— Non, il est dans le vrai, dit une voix masculine.
Fidelma se retourna vers Archú qui se tenait derrière elle.
— Je suis désolée que vous vous retrouviez dans cette triste situation.
— Ne pouvez-vous intervenir pour le débouter ? insista Scoth avec les accents du désespoir.
— Scoth ! intervint Archú d’un ton indigné. Tu oublies que sœur Fidelma a prêté serment !
Ils étaient maintenant arrivés devant l’hôtellerie, Fidelma les entraîna à l’intérieur et Eadulf vint à leur rencontre. Fidelma lui raconta les nouvelles puis s’adressa à Archú.
— Vous me confirmez que Muadnat n’a pas inventé les charges qui pèsent sur vous ?
— Il est bien trop rusé pour forger ces accusations !
Archú paraissait très agité et Fidelma demeura un instant silencieuse.
— Vous réalisez ce que cela signifie ? soupira-t-elle.
— Cela signifie, dit Archú avec amertume, que mon cher cousin Muadnat va récupérer ma ferme dont j’ai eu très provisoirement la jouissance, il va à nouveau occuper la maison de ma mère et je me retrouverai sans rien.